Les lucioles 6.16
XVI.
C’est étrange. Il me semble avoir rencontré les
humains aujourd’hui… Ils ont toujours été présents comme de vagues silhouettes
aux contours opaques teintées en aquarelle et je les sentais à peine à côté de
moi. On peut ainsi vivre des années dans la même galaxie sans habiter la même
dimension. Sans s’apercevoir. Mais aujourd’hui je les ai rencontrés : ils
sont faits de chair et d’âme. Et j’ai eu brusquement envie de tous les aimer.
J’ai eu brusquement envie de tous les aimer, je
voulais tous les voir : la boulangère et les vieilles gens, le puisatier
et la fleuriste, le mendiant. Et le nouveau bibliothécaire aussi. Lui surtout.
Il m’a souri cet après-midi, il avait une voix chaude.
Je me suis promenée longtemps. Il y avait dans l’air
une tiédeur renaissante toute intime, fraîche. J’aimais la sensation de mes
jambes allant d’un pas énergique et insouciant sur les pavés de la vieille
ville, je repensais à tous ces moments trop pénibles où j’avais dû rester
alitée malgré moi, et je l’appréciais d’autant plus. J’aimais le balancement
régulier et ample de mes bras le long de mon corps. Je regardais les visages.
Les oiseaux aussi. C’était bon d’être libre. Et je crois qu’il y avait dans
cette liberté un équilibre constamment maintenu par une main invisible, entre
une aisance physique de se mouvoir, précaire peut-être, et aussi une bouffée
d’air vivifiant nouvelle, inaliénable, imprenable : le choix de la
compassion, celui de la vie-même. Malgré les rumeurs grondantes de tous les
esclavages à venir, toutes les morts possibles, tous les asservissements
imaginables, ceux des autres, les miens, contre lesquels il allait falloir
batailler sans relâche.
Sans relâche.